L’intuition du changement
Une lecture Bergsonienne de la création de nouveauté entrepreneuriale
Derrière chaque grande réussite entrepreneuriale, il y a presque toujours la même histoire : celle d’un individu qui aurait « vu » ce qui était invisible aux yeux des autres. Jeff Bezos discerne, avant tout le monde, qu’Internet deviendra un espace naturel pour le commerce. Mark Zuckerberg saisit que la vie sociale va progressivement migrer en ligne, etc.
Pour qualifier ces fondateurs, le grand public a choisi un terme révélateur : les visionnaires. Derrière ce mot on entend une faculté quasi mystique à prévoir le futur, à anticiper le changement.
Pour expliquer cette capacité à sentir la nouveauté, on invoque spontanément le génie. Certains l’auraient, d’autres non. Quelques surhommes seraient nés avec un logiciel intégré qui serait capable de modéliser le développement du temps.
C’est une explication commode car si ces êtres sont différents par nature, il n’y aurait en fait rien à comprendre, le talent ne s’apprend pas.
Mais cette théorie du virtuose doté de clairvoyance absolue se délite lorsqu’on l’examine de plus près.
Systrom et Krieger, les fondateurs d’Instagram, ont parfaitement anticipé que l’essor de la photo mobile passerait par un moyen instantané d’embellir des images techniquement médiocres, ça ne les a pas empêchés de se foirer royalement avec leur pari suivant, Artifact, leur application de news personnalisées par IA, fermée moins de 12 mois après le lancement.
Comment expliquer que les visionnaires se trompent ?
Ce n’est pas un cas isolé. Daniel Ek, après avoir anticipé brillamment l’arrivée de la musique en streaming avec Spotify, a tiré à côté avec Greenroom, son clone audio de Clubhouse.
On pourrait ainsi montrer que la plupart des “oracles” du business ont leurs ratés. Il n’y a pas d’individus dotés du superpouvoir de prévoir le futur avec perfection.
Le constat s’éclaire encore plus quand on regarde le taux de réussite des meilleurs capital risqueurs du monde, ceux dont prévoir le changement est le métier. Sur les 4939 boîtes financées par Y combinator, le plus gros incubateur de startups du monde, moins de 10% ont réalisé un exit et seulement 4% sont devenues des licornes.
Face à ces faits, on est souvent tenté de se tourner vers la seule explication qui tient la route : la chance. Mais le hasard est un modèle de prédiction paresseux, d’abord parce que les fonds n’ont pas tous les mêmes taux de réussite, ensuite parce que certains entrepreneurs semblent avoir raison plus souvent que leurs pairs.
Il n’y a peut être pas de devin absolu mais il y en a qui prévoient le changement mieux que d’autres. Il doit exister une explication plus efficace que le lancé de pièce.
Bref, il y a de quoi se perdre.
A moins d’avoir lu Bergson.
Henri Bergson est un philosophe français dont les 82 ans de vie ont été répartis à moitié dans le XIXᵉ et le XXᵉ siècle. C’est l’une des premières stars mondiales de la philosophie, sa gloire intervient à partir de 1907 et la publication de son oeuvre majeure : L’évolution créatrice. En 1927 il sera récompensé d’un prix Nobel.
Toute sa vie il n’a parlé que d’une chose : le temps.
Dans son œuvre il a entre autres démontré que nos modèles d’explication du changement commettaient tous la même erreur : considérer le temps comme quelque chose de mathématique, de stable, de figé, comme une équation qu’on pourrait donc saisir par le biais de l’intelligence et de la raison. Alors qu’en réalité, le temps n’est pas de la stabilité, mais du mouvement. Cette faute est à la racine de la plupart de nos erreurs de prédiction de la nouveauté car dès qu’on tente de penser le temps, on le perd, comme essayer d’attraper de la fumée. Pour Bergson, l’univers n’est pas écrit, comme disait Galilée, en langage mathématique.
Mais ce n’est pas pour autant que nous ne pouvons pas l’étudier.
Le temps, qui est le vecteur d’éclosion du changement, et ainsi l’ingrédient premier de la réussite entrepreneuriale, se ressent d’une toute autre manière. Le temps véritable n’est pas saisissable. On entend par là qu’on ne peut pas s’en “saisir” au sens propre, parce qu’il n’est pas quantifiable, et donc il n’est pas de l’espace. Il faut comprendre le temps pour ce qu’il est, et donc de l’intérieur : c’est-à-dire du temps, de la durée. Or la durée pure ne se comprend pas, elle n’est pas réductible à une définition ou modélisable par une équation mathématique, elle se ressent.
Dans cette vidéo je vais vous proposer un modèle d’explication de la production de nouveauté entrepreneuriale dans le but de montrer que ce qui se cache vraiment derrière les visionnaires est en fait entièrement compréhensible et à la racine de ce qui constitue l’acte entrepreneurial.
Nos explications communes de la nouveauté manquent leur cible : mécanisme et finalisme
Nous croyons comprendre le changement, mais ce que nous appelons ainsi n’est souvent qu’une reconstruction. Nous avons l’habitude de comprendre le réel sous deux aspects : le mécanisme ou le finalisme, mais les deux sont soit incomplets, soit faux, comme le démontre Bergson dans le 1er chapitre de L’évolution créatrice.
Le mécanisme est le plus répandu. Il suppose que le changement n’est qu’un prolongement logique de ce qui existait déjà. Que ce qui arrive devait arriver parce que les causes, correctement analysées, contenaient déjà l’effet. C’est la vision préférée des ingénieurs, des analystes, des cabinets de conseil & co : l’idée que si l’on collecte assez de données, si l’on modélise assez finement, alors l’innovation se laissera prévoir comme la météo. Le mécanisme rassure parce qu’il transforme l’inconnu en variation du connu. Il neutralise l’incertitude en la traitant comme un calcul différentiel : un peu plus, un peu moins. Il aplanit les choses, les vitrifie.
L’origine de cette pensée se trouve au début du XIXᵉ siècle avec un homme à gros QI du nom de Lamarck. Pour expliquer l’évolution des espèces, il imagine une mécanique du vivant : l’usage et le non-usage des organes produisent de petites modifications, lesquelles s’accumulent génération après génération pour former des espèces nouvelles. L’oiseau vole parce qu’il a longtemps exercé ses ailes, le serpent rampe parce qu’il les a négligées, la girafe allonge son cou parce que ses ancêtres ont étiré le leur. Tout y est déductible et progressif. Dans cette vision, le changement est la somme de milliers de micro-variations quantitatives.
Mais Bergson remarque qu’en important le modèle mécaniste dans le domaine du vivant, Lamarck rate ce qui fait justement la singularité de la vie. Il appelle cette erreur le “mouvement rétrograde du vrai” : une fois qu’un phénomène s’est produit, nous le relisons comme s’il avait été contenu dans ses prémisses. Nous projetons sur le passé ce que seul le présent nous a appris.
Ce qu’il prend pour la cause du changement (des ajustements progressifs) n’en est que l’effet visible, la conséquence figée d’une poussée beaucoup plus profonde. Lamarck n’explique pas ce qui apparaît : il le reconstruit après coup.
C’est très éclairant pour comprendre l’innovation, qui devient toujours évidente… après coup. Airbnb serait une simple conséquence du prix des hôtels, Uber une réponse naturelle au taxi etc. Tout semble logique, mais cette logique est construite a posteriori. Elle n’a rien à dire sur ce que nous ne connaissons pas encore. Le mécanisme ne parle pas du changement lui-même en tant que changement, il parle des rapports de causes à effets et divise donc le mouvement en étapes successives et distinctes. Sauf que la vie ce n’est pas ça, c’est du mouvement. Nous aurons l’occasion d’approfondir ce point un peu plus tard. En bref, le mécanisme n’explique pas le changement : il le requalifie.
Et donc lorsqu’il cherche à prévoir, il manque souvent sa cible.
Lors de l’IPO de Facebook en 2012, Mark Cuban, l’un des investisseurs les plus respectés de la tech américaine, explique publiquement que le réseau social risque de « devenir le prochain MySpace », estimant que « nous avons déjà vu ce film : quand une plateforme commence à perdre la confiance, les utilisateurs fuient » (CNBC, 2012). Autrement dit, Cuban prédit l’avenir de Facebook en appliquant mécaniquement la trajectoire passée de MySpace : même secteur, même structure apparente, même destin. C’est exactement l’erreur que décrit Bergson : croire que le nouveau se déduira du déjà vu, que l’histoire se répète et que les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets. Facebook, bien sûr, fera ensuite la démonstration inverse en devenant la machine publicitaire la plus performante jamais construite.
Le mécanisme ne peut penser que ce qui se répète. Il ne peut saisir que des transformations quantitatives à l’intérieur d’un cadre qui, lui, reste immobile. Il suppose que le changement véritable n’est jamais qu’une accumulation d’effets, une addition de petites différences. Ce modèle fonctionne pour certains phénomènes physiques comme la dérive d’un satellite ou l’usure d’un moteur mais il se brise dès que le réel produit quelque chose de qualitativement nouveau.
C’est là la démonstration de Bergson : le mécanisme commet l’erreur de croire que l’on peut recomposer le vivant comme on reconstitue un mécanisme à partir de ses pièces. Il analyse le résultat, puis imagine qu’en remontant le fil, il retrouvera point par point les étapes d’émergence de la nouveauté.
Mais cette façon de penser le changement, lorsqu’elle est utilisée pour produire de la nouveauté produit inévitablement des assemblages artificiels voués à l’échec, de l’innovation façon Docteur Frankenstein.
Mary Shelley publie Frankenstein en 1818, au moment où l’Europe découvre la toute-puissance de la science. L’électricité vient d’être maîtrisée, les laboratoires se multiplient et l’on croit pouvoir expliquer la vie comme on démonte une horloge.
Le cœur du roman repose sur cette croyance : l’idée que le vivant serait une machine perfectionnée, que l’on pourrait imiter la nature en assemblant ses composants. Victor Frankenstein parcourt les cimetières, récupère des os, des tendons, des fragments de chair, et tente d’en recomposer un corps cohérent. Une fois l’assemblage effectué, il ne manque plus qu’une impulsion électrique pour insuffler l’étincelle finale.
Mais ce qui apparaît sur la table d’opération n’a rien de vivant. La créature ouvre les yeux, respire, se lève, mais quelque chose manque, quelque chose qui ne se déduit pas de l’assemblage des organes. Shelley montre magistralement que la vie ne se reconstruit pas en empilant les éléments qui la constituent, ce n’est pas un puzzle. On peut rassembler des muscles, des nerfs, des membres, toutes les parties du vivant, mais la vie n’apparaît pas pour autant.
L’analyse mécaniste de la création de nouveauté entrepreneuriale fonctionne comme la méthode de Victor Frankenstein : elle découpe une innovation réussie en causes qui l’expliquent puis tente d’en recomposer un équivalent dans un autre contexte. C’est la logique de toutes les boîtes qui sont des “Uber de X” ou le“Tinder de Z”. On prend un succès existant, on l’ouvre en deux, on en extrait les organes supposément vitaux, et on essaie de les transplanter dans un autre marché.
Comme chez Mary Shelley, la créature ainsi obtenue peut parfois bouger, respirer un instant, mais elle n’a rien de vivant, elle imite la vie. Le mécanisme construit des produits qui ont l’apparence de l’innovation mais pas sa dynamique interne. De même que Victor ne comprend pas que la vie n’est pas dans les parties du système mais dans l’impulsion qui les traverse, nous oublions que l’innovation ne naît jamais de l’addition méthodique des composants d’une idée existante, mais du surgissement d’une idée qui excède ces composants.
C’est ce que Bergson démontre dans l’Evolution créatrice : une nouveauté n’est jamais contenue dans ses conditions initiales. Elle ne peut donc pas être déduite, calculée, anticipée comme un simple effet. Elle surgit comme un dépassement, comme un débordement, comme un ajout du réel à lui-même.
Il prend l’exemple du mouvement d’un mobile : aucune juxtaposition de positions immobiles ne donnera jamais le mouvement réel car dès qu’on fixe une position, le mobile n’y est plus. Ce que nous croyons analyser n’est déjà plus le mouvement lui-même vivant, mais sa trace spatialisée. Pour penser il faut donc “tuer” comme disait Canghuilem.
De la même manière, aucune analyse exhaustive d’un marché, aucun découpage du présent en tendances mesurables, ne donnera jamais la germination d’une idée neuve. Le mécanisme découpe le film image par image en croyant retrouver la dynamique du mouvement : il obtient des clichés.
La faiblesse du mécanisme est donc structurelle : il ne peut prévoir que ce qui ressemble déjà au passé. Ça ne veut en aucun cas dire qu’aucune entreprise puisse émerger de ce type questionnement sur léel, mais ce qu’il enfante sera condamné à vivre comme le monstre du docteur Frankenstein. Le véritable changement, celui qui apporte avec lui une différence de nature, lui échappe nécessairement.
Ce n’est pas simplement que le mécanisme se trompe, il ne peut pas faire autrement que de se tromper lorsqu’il s’agit de nouveauté réelle. Parce qu’il décompose le mouvement en parties immobiles et ramène la création à des variations de l’existant, il passe inévitablement à côté de ce qu’il prétend saisir.
Mais l’esprit humain ne s’arrête pas là. Quand il sent confusément que quelque chose ne colle pas, que l’histoire produit du neuf qui déborde les causes, il bascule souvent dans l’erreur inverse. S’il ne peut plus dire que l’effet était entièrement contenu dans le passé, il se met à croire qu’il l’était dans le futur.
C’est la seconde conception que Bergson attaque : le finalisme.
Si le mécanisme échoue parce qu’il ramène le nouveau à l’ancien, le finalisme échoue pour une raison inverse : il ramène le nouveau à ce qu’il aurait dû être. Le finalisme c’est dire que c’est le destin qui se charge d’emmener la vie là où elle doit aller, que la fin est déjà écrite. Là où le premier fait du changement une conséquence mécanique du passé, le second en fait l’accomplissement d’un plan inscrit d’avance. C’est la même illusion, mais inversée : au lieu de déduire le présent des causes passées, on le déduit d’un futur supposément nécessaire.
Bergson montre que ce réflexe est presque irrésistible. Dès que le réel se stabilise, dès qu’un système technique devient dominant, nous y lisons une trajectoire. Nous nous racontons que le monde « allait » forcément dans ce sens, que tout pointait vers l’iPhone, que le mobile « devait » remplacer le desktop, que les réseaux sociaux « devaient » advenir.
Le finalisme greffe un sens à la vie.
Cette inclination à projeter un sens sur le réel, Clément Rosset en a montré la racine psychologique en parlant de « maladie du sens » dans Le Réel et son Double. Le réel, chez Rosset, est immédiat, sans justification ; mais cette simplicité nous est insupportable. Nous ne supportons pas qu’un événement advienne sans raison. Alors nous fabriquons un “double” du réel : une coulisse explicative. Ce double est une manière de masquer la brutalité et la contingence de ce qui arrive. La maladie du sens consiste précisément à refuser le réel en tant que réel, à lui substituer un récit qui le rend plus tolérable.
Pour l’illustrer Rosset convoque l’exemple de Don Quichotte. Le monde, pour Don Quichotte, n’est jamais simplement ce qu’il est. Une auberge devient un château, un paysan ordinaire une princesse, des moulins à vent des géants menaçants. Chaque réalité triviale est aussitôt recouverte par un récit héroïque. Don Quichotte ne supporte pas l’insignifiance du réel ; il la remplace par une signification imaginaire. On est dans le cas d’un double : une projection destinée à rendre le monde supportable. Le réel disparaît derrière un sens qu’on lui impose.
Le finalisme procède de ce besoin humain : transformer l’imprévisible en nécessité et l’événement en aboutissement. Mais cette opération nous éloigne de ce que sont réellement les choses : des nouveautés qui ne doivent rien à un plan préexistant et dont la seule vérité est d’être advenues.
Hegel est certainement l’un des finalistes les plus assumés, en témoigne son explication du surgissement de la Révolution française. Pour lui, 1789 est un moment nécessaire, inscrit de longue date dans la logique interne de l’Histoire. Le monde, selon Hegel, avance selon un mouvement progressif où chaque époque réalise un degré supplémentaire de la liberté. L’Orient ancien, où un seul homme, le despote, est libre ; la Grèce et Rome, où certains citoyens jouissent de droits ; l’Europe moderne, où l’idée que tous doivent être libres s’impose progressivement. La Révolution française représente l’instant où cette idée, longtemps latente, devient consciente d’elle-même et s’exprime dans le réel sous la forme de principes politiques universels. La fin était déjà écrite.
Même le chaos révolutionnaire, les violences, la Terreur, les renversements successifs ne sont pour Hegel que des tourbillons nécessaires autour d’un axe immobile : l’auto-réalisation de l’Esprit. Tout ce qui se passe doit se passer ; les acteurs historiques ne sont que les instruments d’une nécessité supérieure qui les dépasse. C’est ce qu’il appelle la “ruse de la raison” : les individus croient poursuivre des intérêts personnels, mais ils ne font en réalité qu’accomplir une étape du plan global de l’Histoire. La révolution française était déjà écrite, contenue en germe dans les siècles précédents. Elle fait partie du plan de la raison en vue de l’entrée de la liberté dans le monde.
En entrepreneuriat, le finalisme consiste à croire que l’histoire avance vers un état accompli et que l’innovation consiste à se placer dans cette trajectoire. C’est l’illusion favorite des analystes de tendances : parler de “prochaine étape naturelle”, de “marché mûr”, de “transition inévitable”, comme si le devenir se contentait d’exécuter un plan.
En 2011, Marc Andreessen publie dans le Wall Street Journal un article devenu emblématique : Why Software Is Eating the World. Il y décrit un phénomène réel : la montée en puissance des entreprises logicielles dans des secteurs considérés jusque-là comme “physiques”. Amazon remplace Borders, Netflix remplace Blockbuster, iTunes et Spotify transforment la musique, Google restructure la publicité, LinkedIn la mise en relation professionnelle. Andreessen observe que « nous sommes au milieu d’un basculement technologique et économique dramatique dans lequel les entreprises de software sont en position de prendre le contrôle de larges pans de l’économie ». Il anticipe même que, dans la décennie suivante, « beaucoup d’autres industries seront disruptées par le software, avec de nouvelles entreprises de type Silicon Valley menant la disruption dans la plupart des cas ».
Ce qu’Andreessen décrit est un constat fondé, mais la réception de son texte va lui conférer une portée plus large qu’il ne l’avait sans doute prévue. Software is eating the world devient un récit implicite selon lequel le logiciel serait non seulement un facteur essentiel du changement, mais son principe. L’écosystème startup interprète alors ce mouvement comme une trajectoire orientée : le logiciel serait le moteur unique du devenir économique, les startups logicielles ses agents naturels, et la domination du software son horizon final. Le futur est alors imaginé comme l’extension linéaire d’un modèle déjà visible.
Or l’histoire des innovations montre que les grandes ruptures se manifestent rarement dans la direction attendue. La plupart apparaissent hors cadre : on cherchait un “MySpace amélioré”, surgit Facebook ; on cherchait un “téléphone plus performant”, surgit l’iPhone ; on cherchait un concurrent à YouTube, surgit TikTok. L’IA générative s’inscrit dans cette même logique. Elle ne contredit pas l’importance du logiciel, mais elle déplace la catégorie même de “software”. Elle recompose simultanément des domaines aussi variés que le développement, le design, la recherche ou la création artistique. Elle brouille la frontière entre industries logicielles et non logicielles. Surtout, elle redistribue la valeur entre acteurs : les startups n’y jouent plus nécessairement le rôle central que suggérait le récit de 2011 ; ce sont des géants de l’infrastructure (Microsoft, Google, Amazon) qui captent l’essentiel du mouvement.
Le point d’opposition le plus net ne tient donc pas au rôle du logiciel, mais à la croyance que le logiciel constituait la forme finale du changement. L’IA générative montre qu’une catégorie technologique peut cesser d’être l’horizon et devenir une étape. Le logiciel lui-même est reconfiguré, automatisé, dépassé par des modèles capables d’écrire du code. Ce que l’on croyait une destination se révèle une phase. C’est exactement le mécanisme que Bergson dissèque : dès qu’un système semble stable, nous y lisons une direction. Et pourtant, le devenir bifurque. Il échappe à la ligne que nous lui traçons.
Ce qui se joue ici n’est pas que Marc Andreessen aurait “eu tort” factuellement. Beaucoup de ce qu’il décrit s’est produit, et continue de se produire. Ce que la lecture Bergsonienne vient mettre en défaut, c’est l’illusion sous-jacente : l’idée qu’on tient enfin le principe unique du changement, le software, et qu’il suffirait de l’extrapoler pour déduire la suite. L’arrivée d’une rupture de nature différente, capable à la fois de prolonger et de subvertir ce mouvement, rappelle que le devenir n’avance pas en ligne droite vers un état final identifiable.
Bergson met en lumière les erreurs cachées derrière la conception finaliste du changement.
D’abord, si le finalisme était vrai, aucune nouveauté authentique ne serait possible, puisque tout phénomène ne ferait qu’actualiser une forme préexistante. Ce serait comme si l’histoire, la biologie ou la technique n’étaient qu’un long dépliement d’un plan secret, une graine dont on pourrait lire le destin dès le départ. Or rien, dans l’expérience réelle, ne justifie une telle croyance. Dans l’histoire, l’apparition de la Cité grecque, de l’imprimerie ou d’Internet ne prolonge aucune logique antérieure : ce ne sont pas des étapes inscrites dans un programme, mais des surgissements qui modifient rétroactivement le sens des étapes précédentes. Personne en 1995, pas même Microsoft, n’aurait pu prévoir que des entreprises comme Google, Amazon ou Facebook deviendraient les structures porteuses de l’économie mondiale. L’innovation véritable est un événement : elle apparaît.
Bergson illustre ce surgissement de nouveauté par un exemple très simple : celui d’une réunion. Il décrit la scène dans La pensée et le mouvant : avant d’y assister, je peux me représenter les participants, la disposition de la salle, les prises de parole, et même anticiper ce que chacun dira. Tout semble figurable d’avance, comme une juxtaposition d’éléments connus. Mais dès que la réunion commence, quelque chose échappe à la représentation. Les mêmes personnes, assises où je l’avais prévu, disant exactement ce que j’avais imaginé qu’elles diraient, produisent pourtant un effet entièrement neuf : « l’ensemble me donne une impression unique et originale », écrit Bergson. Ce qui surgit alors est la forme même de la situation, qui n’existait pas tant qu’elle n’était pas vécue. Le réel s’est présenté avec ce « rien d’imprévisible qui change tout » et pas comme la “fin” que nous anticipions.
Ensuite, Bergson montre que le finalisme repose sur une confusion temporelle plus subtile : il ne peut affirmer une fin que parce qu’il observe d’abord le résultat présent. Le finaliste regarde le monde depuis la fin, puis réécrit le début pour qu’il y conduise. C’est parce que nous voyons l’arbre que nous pensons que la graine « tendait » déjà vers l’arbre. C’est parce que la démocratie a fini par émerger que nous relisons l’histoire comme un chemin vers elle, comme si Rome, Athènes, la féodalité et les monarchies absolues n’étaient que des étapes préparatoires. C’est parce que les smartphones dominent aujourd’hui que nous reconstruisons le passé comme une préparation à leur avènement, alors qu’en 2006, personne n’imaginait que le téléphone, outil utilitaire et ennuyeux, deviendrait le centre de la vie humaine. Mais cette narration rétrospective n’existait pas avant l’iPhone. Elle est produite après coup, exactement comme un critique littéraire découvrant une signification dans un roman que l’auteur n’avait jamais imaginée. Le finalisme est une illusion rétrospective maquillée en prévision.
Enfin, Bergson pointe la faute la plus profonde : pour que le finalisme fonctionne, il faut spatialiser le temps, le transformer en une ligne où le passé, le présent et le futur seraient trois points disposés à l’avance, reliés par une trajectoire fixe. C’est cette opération, apparemment innocente, qui détruit tout : elle transforme le devenir en un chemin déjà dessiné, sur lequel les événements ne feraient que se déplacer. On prend une carte, on trace une ligne, puis on croit que le monde suit la ligne. C’est ainsi que certains ont cru que l’informatique “allait vers” l’ordinateur personnel, que l’ordinateur personnel “allait vers” le mobile, et que le mobile “allait vers” la réalité virtuelle. On transforme une succession d’émancipations technologiques en chaîne logique, alors qu’elles ne forment que des bifurcations contingentes. Or le temps réel, pour Bergson, n’est pas un espace que l’on découpe en portions. C’est ainsi qu’on croit par exemple qu’il existe un sens de l’histoire, or il n’en existe aucun, sauf bien sûr celui que les hommes décident, à un moment précis, de se donner à eux-mêmes.
Cette dernière erreur est commune aux deux conceptions mécanistes et finalistes et elle pointe vers un problème sous-jacent : l’utilisation inadaptée de l’intelligence pour tenter de conceptualiser la nouveauté.
Saisir le changement de l’intérieur, de la durée à l’élan vital
Si nos conceptions du changement s’enferment si facilement dans le mécanisme et le finalisme, ce n’est pas un hasard : c’est parce que, spontanément, nous appréhendons le réel du dehors. Nous le regardons comme un spectacle, comme une succession d’états qu’il suffirait d’observer attentivement pour en comprendre la dynamique. Et ce regard extérieur n’est pas neutre : il est façonné par l’outil même avec lequel nous pensons : l’intelligence.
Chez Bergson, l’intelligence est une faculté taillée pour l’action. Elle n’est pas née pour contempler le monde, mais pour y intervenir. Elle sert à isoler, à manipuler, à rendre les choses commodes. Elle a évolué pour fabriquer des outils, pour prévoir des trajectoires, pour traiter les objets comme des structures stables sur lesquelles on peut agir. L’intelligence est un projecteur qui éclaire les choses selon l’usage que nous voulons en faire ; elle n’est jamais un miroir fidèle du réel.
Ainsi pour l’enfant Le Roi Lion est un récit d’aventure, plein de couleurs, rendu drôle par comique de Timon et Pumbaa. Un adolescent percevra tout autre chose : la rivalité entre frères, la quête d’identité, la fuite face à ses responsabilités. L’adulte, lui, voit une réflexion sur la transmission, le poids du deuil, la culpabilité, la politique, la trahison. Autant de dimensions qui n’existaient pas pour l’enfant, non parce qu’elles étaient absentes du film, mais parce que son intelligence ne les sélectionnait pas.
Parce que son rôle est d’assister dans l’action, l’intelligence filtre : elle ne retient du monde que ce qui peut servir, ce qui peut se répéter, ce qui peut être ramené à un schéma stable. Elle découpe la continuité du réel en unités manipulables : elle fige donc ce qui était mouvement. Or pour se laisser saisir par l’intelligence le réel doit être inerte, il faut donc le figer en instants qu’on cherche ensuite à assembler pour recomposer le mouvement. C’est ce que Bergson appelle le “mécanisme cinématographique de la pensée” : nous prenons des photographies de la réalité en mouvement et nous croyons retrouver le mouvement en les faisant défiler très vite. Mais le mouvement, lui, ne se laisse pas photographier.
On le voit encore mieux avec la mécanique du rire. Une plaisanterie est immédiatement drôle lorsqu’on la reçoit dans le mouvement continu de la situation. Mais dès qu’on essaie de la décomposer, elle cesse d’exister. Si l’on explique une blague point par point, “d’abord il dit ceci, ensuite cela crée un décalage, puis vient la chute”, on détruit complètement ce qui en faisait l’effet. Aucun inventaire des ressorts comiques ne reconstitue jamais le rire réel, car ce qui provoque le rire n’est pas dans les éléments, mais dans la manière dont ils s’enchaînent. Une blague expliquée ne fait plus rire : elle a perdu son mouvement. C’est exactement ce que Bergson montrait dans Le Rire : décomposer un comique, c’est l’annuler. Le rire n’est pas une somme de mécanismes ; c’est une dynamique, et la dynamique disparaît dès que l’on fige ses moments.
De même lorsqu’on tente de figer la nouveauté comme la réponse à un problème clairement délimité, elle se dérobe.
On en trouve une illustration frappante dans un exemple cité par Rory Sutherland, président d’Ogilvy. Lorsque les ingénieurs cherchaient à réduire l’insatisfaction liée à certains trajets ferroviaires jugés trop longs, leur intelligence se fixa immédiatement sur la solution “logique” : faire aller les trains plus vite. Le problème était découpé en variables mesurables, la vitesse, les minutes gagnées et les solutions à cet égard. Mais cette manière de voir manquait le mouvement réel de la situation : l’expérience vécue du passager. Sutherland remarque qu’il aurait suffi, pour une fraction du coût, de rendre le voyage agréable : un Wi-Fi fiable, un espace plus confortable, un bon café, voire, plaisante-t-il, des mannequins pour servir du vin. Dans ce cas, personne n’aurait voulu que le trajet soit plus court.
On commet la même erreur dès qu’on fige la nouveauté dans un problème trop bien découpé. Poser un problème de cette manière, c’est déjà orienter sa réponse, comme si l’innovation devait entrer dans les cases de la question. Bergson montre que c’est là l’essence d’un faux problème : un problème proprement formulé suggère déjà la solution qui lui correspond. Mais comment prévoir Facebook en cherchant le prochain Microsoft ? Ce qu’on est capable de définir clairement appartient encore au domaine du connu ; c’est une variation interne d’un cadre que l’intelligence maîtrise déjà. Or la véritable nouveauté ne surgit jamais dans un problème bien posé. Elle déplace le problème, elle en révèle un autre, elle ouvre une direction que les questions du présent ne permettaient même pas d’imaginer. Demander “qui sera le prochain X ?” revient à chercher le train plus rapide dont parle Rory Sutherland.
La nouveauté ne répond jamais à la question qu’on lui pose ; elle la dissout dans une nouvelle.
OpenAI et Nvidia illustrent parfaitement cette logique. Avant leur émergence, personne ne posait les questions qui auraient permis de les “anticiper”. L’écosystème cherchait le prochain Facebook, le prochain Uber, la prochaine app mobile virale ou le prochain SaaS ; autant de problèmes bien formulés, donc déjà limités au cadre du présent. OpenAI n’entrait dans aucune de ces catégories : elle ne répondait à aucun problème que l’industrie se posait, parce qu’elle déplaçait d’abord la question. De même, la montée fulgurante de Nvidia n’a répondu à aucune interrogation préexistante du marché : personne n’attendait “le futur champion mondial du calcul pour modèles géants”. Ces entreprises sont apparues comme surgissent les vraies nouveautés, comme des écarts. C’est précisément pour cela qu’elles ont surpris tout le monde et c’est là tout le sens de la notion de création.
Le problème selon Bergson, est que le changement ne se donne jamais sous la forme d’un état. Il ne se manifeste pas comme un objet posé là, saisissable par un regard extérieur. Le changement est une transition, un passage, un devenir : exactement ce que l’intelligence élimine lorsqu’elle analyse. Penser avec l’intelligence revient toujours, dit Bergson, à “saisir du mobile l’immobile”, à ne percevoir du changement que les positions entre lesquelles il glisse. On peut donc expliquer les effets, décrire les états, mesurer les variations, mais jamais saisir le mouvement lui-même.
Bergson retrouve ici un paradoxe très ancien, déjà visible dans le paradoxe d’Achille et de la tortue. Achille, l’homme le plus rapide, défie une tortue à la course. Pour accentuer l’absurdité, on accorde même à la tortue une avance. Elle part quelques mètres devant lui. À partir de là, raisonnaient les Éléates, Achille ne peut jamais la rattraper : lorsqu’Achille arrive au point où la tortue se trouvait au départ, celle-ci, même très lente, a parcouru une petite distance ; lorsqu’il atteint cette nouvelle position, elle s’est encore déplacée un peu plus, et ainsi de suite à l’infini. Achille ne fait que rejoindre des positions que la tortue a déjà quittées. Il parcourt une série infinie d’étapes ; la tortue, à chaque fois, en devance encore une. Donc, disaient-ils, Achille ne la rattrapera jamais.
La situation semble parfaitement logique… tant qu’on la pense comme une succession d’états. Mais c’est précisément là l’erreur. Dans cette vision, le mouvement est découpé en une infinité de positions immobiles : une position d’Achille, puis une position de la tortue, puis une position suivante, etc. Comme si courir consistait à occuper une série de points fixes. Les Éléates ne décrivent pas Achille courant ; ils décrivent Achille figé à une infinité de moments. Ils remplacent la course par une collection de photos. Et naturellement, une collection d’instantanés ne fera jamais apparaître le mouvement : Achille n’y court pas, il saute d’un point à un autre, tandis que la tortue en fait autant. Dans ce cadre, il est logique qu’il ne la rattrape jamais : on a supprimé l’objet même qu’on prétend analyser, c’est-à-dire la continuité du mouvement.
C’est pour cette raison que nous manquons systématiquement les mutations profondes : parce que nous cherchons à les comprendre comme des objets observables depuis l’extérieur. Sauf qu’un changement véritable ne se voit pas : il se traverse.
C’est ici que Bergson introduit un concept central, peut-être le plus puissant de toute son œuvre : la durée. La durée n’est pas le temps que l’on mesure ; c’est le temps que l’on vit.
Loin d’être une abstraction philosophique : elle est ce que chacun éprouve dans la moindre expérience vécue. Il suffit de considérer un exemple simple. Assis dans un café, on regarde la pluie tomber. Objectivement, le temps peut être découpé en minutes et secondes, mesuré par une montre ou modélisé par un météorologue. Mais cette mesure extérieure n’a aucun rapport avec le temps que l’on ressent. La première minute surprend, la troisième apaise, la cinquième inquiète, la dixième agace. Extérieurement, dix unités identiques viennent de s’écouler. Intérieurement, ces dix minutes ne se ressemblent pas : elles forment un flux continu, une transformation qualitative où aucun moment ne se répète. Voilà la durée : non pas un temps découpé, mais un temps vécu, où chaque instant dépose quelque chose dans le suivant, comme une teinte qui modifie la couleur générale.
Bergson prend l’exemple d’un morceau de sucre que l’on dilue dans un verre d’eau. On ne voit les choses que quand elles sont déjà passées. On ne distingue pas les transitions, c’est-à-dire le mouvement de la décomposition du sucre, et pourtant celui-ci est bien réel. On ne voit pas les choses mais uniquement les étiquettes qu’on a posées sur elles.
La musique offre une image encore plus parlante. Arrêter une mélodie seconde par seconde pour analyser chaque note isolément détruirait ce qu’elle est. Un air n’est pas la somme de ses notes. Une note n’existe jamais seule : elle prolonge ce qui la précède, prépare ce qui la suit, se charge de significations qu’elle n’aurait pas si elle était arrachée à sa phrase musicale. La durée fonctionne exactement ainsi. Autrement dit : la durée c’est la totalité des notes, sans que celles-ci soient comprises dans un espace chronologique, il n’y a plus d’avant et d’après, tout est compris dans un même point, c’est-à-dire que tout est donné en une seule fois sans considération de ses parties. La durée de notre conscience c’est ça : un seul point qui dure.
Or c’est précisément de cela qu’il est question dans l’innovation de rupture : un changement de comportement au sein d’un marché, imperceptible d’abord, ouvre la possibilité de bâtir une entreprise économiquement viable. Toute opportunité naît d’une durée qui se reconfigure : une manière d’acheter qui bascule (les consommateurs qui passent du magasin physique à l’achat en ligne), une frustration qui s’intensifie (les voyageurs excédés par les taxis urbains avant Uber), une habitude qui se délite (le câble abandonné au profit du streaming), un usage qui bifurque (la vidéo verticale de TikTok qui remplace le fil social classique). L’entrepreneur n’invente jamais le changement : il le surprend dans le mouvement des autres. Et la magnitude du changement qu’il parvient à saisir; l’ampleur de ce glissement dans la vie réelle des individus, détermine presque toujours la taille de l’entreprise qui pourra en surgir.
C’est pourquoi Bergson affirme que la durée est la seule manière adéquate de ressentir le changement. Car le changement vécu n’est pas une juxtaposition d’instants : il est l’interpénétration du passé et du présent, la manière dont un état se continue en un autre. Penser sub specie durationis, du point de vue de la durée, c’est se placer à l’intérieur du mouvement, et non plus à l’extérieur comme le fait l’intelligence. C’est cesser de découper la réalité en clichés successifs pour entrer dans son flux continu, là où la nouveauté se prépare avant de se manifester.
C’est ce qu’illustre un phénomène très simple que chacun connaît : tant qu’on imagine une conversation difficile, tout paraît immense, lourd, rempli de scénarios catastrophes. On anticipe les réactions, on se rejoue des phrases. Et puis, dès que l’on parle réellement à la personne, la situation se simplifie souvent : les tensions fantasmées disparaissent, l’échange trouve son rythme, et ce qui semblait insurmontable devient trivial. Le problème n’existait que dans la représentation qu’on s’en faisait. C’est l’exemple même du faux problème dont on parlait précédemment : une difficulté produite par l’intelligence lorsqu’elle remplace l’expérience par un découpage mental trop rigide. Vécu de l’intérieur, le problème se dissout.
Il en va exactement de même pour la création de nouveauté entrepreneuriale. Beaucoup d’idées naissent d’un contact direct avec la frustration vécue. Drew Houston raconte qu’il a imaginé Dropbox le jour où il a oublié sa clé USB pour la énième fois avant de monter dans un bus pour Boston. Ce n’était pas une réflexion stratégique sur “l’avenir du stockage”, mais une gêne très simple : il en avait assez de vivre ce problème. C’est en le vivant lui-même, et non en l’analysant de l’extérieur, qu’il a vu le mouvement des individus qui lui ressemblaient. C’est le type même d’innovation qu’un consultant en stratégie n’aurait jamais pu identifier en disséquant le “marché du stockage” : les analyses auraient montré un secteur saturé, dominé par des acteurs établis, sans espace évident pour une rupture. La vérité du problème, et donc sa solution, n’apparaissait que de l’intérieur de l’expérience.
Penser sub specie durationis, c’est comprendre que certaines réalités ne deviennent intelligibles qu’une fois qu’on cesse de les regarder de l’extérieur. La vie ne peut être saisie que de l’intérieur.
Ce fossé est magistralement montré dans Good Will Hunting (1997) de Gus Van Sant. Dans la scène du banc, Sean, le thérapeute incarné par Robin Williams, confronte Will à la limite de son intelligence brillante. Will a tout lu, tout analysé, tout compris “dans les livres”, mais rien vécu. Sean lui dit alors : « Si je te demandais de me parler de l’amour, tu me réciterais probablement un sonnet. Mais tu n’as jamais regardé une femme et été totalement vulnérable devant elle. Tu n’as jamais connu quelqu’un qui pouvait t’anéantir d’un simple regard… Si je te demandais de me parler de la guerre, tu me citerais sans doute Shakespeare, non ? [...] Mais tu n’as jamais approché la guerre. Tu n’as jamais tenu la tête de ton meilleur ami sur tes genoux en le voyant rendre son dernier souffle, les yeux fixés sur toi pour obtenir de l’aide. » Le sens de cette scène est limpide : tant que Will reste à l’extérieur des expériences qu’il prétend comprendre, il ne les saisit jamais vraiment. Ce qu’il ignore, et que Sean lui révèle, c’est la durée vécue, le mouvement intérieur des situations, ce qu’aucune analyse ne peut donner.
Pour approcher le mouvement du changement, il s’agit donc de passer de la première posture de Will à celle de Sean. C’est dans cet intérieur-là, et uniquement là, que la nouveauté cesse d’être abstraite et commence à se donner.
Mais l’enjeu derrière le concept de durée n’est pas de décrire notre expérience intime : chez Bergson, elle devient la clé d’accès à un trait beaucoup plus profond du réel, sa capacité à se créer lui-même. Si la durée est ce temps qui se continue en se modifiant, ce temps où chaque instant transforme qualitativement celui qui le précède, alors elle implique nécessairement que le réel ne se contente pas de se dérouler : il s’invente. Le passé n’est jamais reconduit à l’identique ; il est repris autrement par le présent. Autrement dit, la durée est déjà, en elle-même, un mouvement de création.
C’est précisément en tirant toutes les conséquences de cette idée que Bergson arrive à sa conception du changement : l’élan vital.
À l’échelle de la conscience, la durée est ce temps vivant qui se déploie en se modifiant ; à l’échelle du vivant, cette même continuité devient une pression créatrice qui pousse la vie à chercher des formes, à tenter des solutions, à bifurquer dès que les circonstances l’y invitent. On le voit avec l’apparition de l’œil, par exemple : il n’apparaît pas une fois pour toutes comme l’effet d’un développement linéaire, mais plusieurs fois, dans des lignées sans lien direct entre elles. Caméras à trou chez les mollusques, yeux à cristallin chez les vertébrés, systèmes composés de centaines de facettes chez les arthropodes : chaque fois, le vivant trouve une manière spécifique de capter la lumière. C’est la même tension, mieux voir, mieux se situer, qui se manifeste à travers des inventions divergentes. Une poussée, des formes différentes : le même élan vital qui cherche sa voie.
On observe le même phénomène chez les inventeurs humains, dès qu’on cesse d’en donner une version trop rationnelle. Aucun créateur ne procède par simple addition de pièces. Il commence par sentir quelque chose : une gêne, une question, une possibilité, un “ça devrait exister” qui précède l’idée elle-même. Les archives de l’innovation sont pleines de ces moments où l’on voit l’élan vital “à nu”. Edison cherchant à domestiquer la lumière n’a pas d’abord un concept clair, il a un pressentiment, une direction vague puis il tâtonne : filaments métalliques, bambou carbonisé, platine, tungstène, essais infructueux etc. La solution n’était pas contenue dans le point de départ ; elle surgit parce que quelque chose poussait derrière, quelque chose qui cherchait sa forme. Lorsqu’on écoute les grands inventeurs parler de leur propre travail, ils décrivent rarement un raisonnement méthodique. Ils parlent d’un mouvement interne, d’une nécessité sentie avant d’être formulée. Ils “suivent” quelque chose. L’élan vital est exactement cela : une dynamique qui précède la forme qu’elle prendra.
Ceux qui créent, qu’ils soient vivants, inventeurs, artistes ou entrepreneurs, ne le font jamais dans la distance froide de l’analyse. Ils créent parce qu’ils sentent une direction, une pression, un appel, quelque chose qui cherche à passer à travers eux.
Reste alors la question essentielle : comment accéder à cette dynamique intérieure du réel, comment la percevoir avant qu’elle ne prenne forme ? Certainement pas par l’analyse, qui découpe, fixe et immobilise. Il faut une autre faculté, capable d’entrer dans le mouvement lui-même, capable de coïncider avec la poussée créatrice avant qu’elle ne produise ses effets. C’est cette faculté singulière, trop vite réduite à une superstition alors qu’elle est une méthode, que Bergson appelle l’intuition.
L’intuition comme méthode de perception du changement
Si l’élan vital montre que le réel ne cesse de se recréer, encore faut-il disposer d’une méthode pour en percevoir le mouvement tant qu’il est encore en train de naître. C’est ici que Bergson introduit l’intuition. Le mot ne renvoie ni à un flair psychologique ni à une inspiration irrationnelle, mais à une manière de connaître proprement adaptée au changement. L’intuition consiste à se placer dans un mouvement plutôt qu’à l’observer de l’extérieur. Elle ne cherche pas à expliquer, mais à coïncider.
Bergson remarque, dans L’intuition philosophique, que toutes les grandes doctrines commencent par une intuition fondamentale, un éclair simple et irréductible que le philosophe passe ensuite sa vie à déplier. Cette intuition première n’est jamais un concept : c’est un contact direct avec le réel, un point où la pensée coïncide avec quelque chose de vivant qu’elle ne sait pas encore dire. Tout ce que la philosophie produit ensuite (distinctions, démonstrations, systèmes) n’est qu’un effort pour approcher cette source sans jamais la rejoindre complètement. L’intuition est simple par nature.
Ce schéma, loin d’être réservé aux philosophes, correspond exactement à la manière dont de nombreux entrepreneurs décrivent la naissance de leur entreprise. Avant d’avoir fait advenir la moindre nouveauté, il y a ce moment obscur et décisif où quelque chose pousse. Une direction vague, une tension insistante, un « il faut », que rien ne justifie encore du point de vue rationnel. Beaucoup racontent avoir senti longtemps avant de pouvoir nommer. L’idée n’était pas encore là ; le mouvement, si. On retrouve ici le geste décrit par Bergson : la perception d’un élan qui précède sa forme. L’entrepreneur, comme le philosophe, commence par une intuition. Tout est concentré dans l’intuition première, laquelle est si simple qu’on passe toute sa vie à tenter de la formuler avec des mots et la communiquer aux autres. Tout ce qui vient après n’est que la tentative maladroite de s’en rapprocher toujours plus et de coïncider avec elle (mais on n’y arrive jamais vraiment).
Les empires entrepreneuriaux ressemblent ainsi rarement à leurs intuitions créatrices.
Burbn, prédécesseur d’Instagram, est la première intuition de Kevin Systrom. À l’origine, il n’a pas “l’idée d’Instagram” mais un pressentiment beaucoup plus flou. Burbn est un produit confus, un mélange de check-in, de gaming social et de photo, mais ce désordre apparent trahit précisément ce que Bergson décrit : un élan qui cherche sa forme. Systrom sent probablement que quelque chose se passe autour de la photo mobile, sans encore savoir ce que c’est. Ce n’est qu’en tâtonnant, en observant les micro-usages de ses quelques premiers utilisateurs, qu’il perçoit le mouvement réel : les gens ne veulent pas partager leur vie, ils veulent embellir des photos médiocres prises avec un téléphone encore limité. Cet effort pour coller au mouvement, pour épouser une direction sans encore pouvoir la nommer, c’est exactement ce que Bergson appelle un acte d’intuition.
Pour décrire cette coïncidence, Bergson utilise un mot décisif : la sympathie. Non pas l’empathie affective, mais la capacité d’entrer dans le rythme d’une chose, d’épouser son devenir. Tant que l’on reste à l’extérieur d’un phénomène, on n’en voit que des segments. Pour le saisir, il faut se mettre à sa vitesse. Bergson donne l’image des deux trains : tant qu’ils avancent à des rythmes différents, leurs passagers se voient mal ; il faut une synchronisation des mouvements pour que les regards se croisent. L’intuition exige ce type de synchronisation intérieure. Se mettre au rythme d’un problème, d’une tension, d’un usage et se laisser porter par ce qui cherche à naître.
Il existe un domaine où cette faculté est presque naturelle : l’art.
Bergson s’y réfère constamment, car l’artiste accomplit spontanément ce que l’intuition exige de tous. « Il existe depuis des siècles des êtres dont la fonction est de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement : ce sont les artistes », écrit Bergson. Ce que l’homme ordinaire ne voit pas, l’artiste le révèle. Et il ajoute : « La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d’agir. » Autrement dit : ils voient plus que ce qu’ils peuvent utiliser.
Le peintre Turner est un bon exemple de ce que veut dire “faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement”. Avant lui, la peinture de paysage traite la lumière comme un moyen : elle éclaire les objets, elle sert à dessiner des formes. Avec Turner, la lumière devient le sujet principal. Ses marines, ses scènes de tempête ou de brouillard ne cherchent plus à décrire précisément des bateaux, des falaises ou des bâtiments ; elles montrent surtout comment la lumière les transforme. Une grande partie de son travail consiste à dissoudre les contours pour rendre visibles des effets atmosphériques que l’œil ordinaire laisse passer en arrière-plan. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il a “vu” la lumière d’une manière nouvelle, et qu’il l’a révélée aux autres : en donnant à ce qui n’était jusque-là qu’un moyen technique (éclairer des objets) le statut de réalité à part entière.
On retrouve ce geste dans un autre exemple devenu célèbre : les séquences filmées où Picasso peint devant la caméra. Dans le film d’Henri-Georges Clouzot, Picasso commence chaque toile sans idée arrêtée ; on le voit tracer une ligne qui ne ressemble à rien, puis une autre qui contredit la première, puis une forme surgit, se transforme, disparaît etc. Picasso avance comme s’il suivait quelque chose qui cherche à se dire à travers lui. Les formes ne préexistent pas : elles émergent du geste. On voit littéralement ce que Bergson exprime : la création est la révélation progressive d’un élan qui trouve sa trajectoire.
Ce geste a produit l’une des œuvres les plus valorisées de toute l’histoire de l’art. Les enchères cumulées des œuvres de Picasso dépassent aujourd’hui les 8 milliards de dollars, un record absolu.
La leçon que nous livre Bergson c’est que cette faculté n’est pas un privilège ésotérique. Elle repose sur une discipline que chacun peut exercer : il faut commencer par désactiver l’intelligence utilitaire car, rappelons-le, l’intelligence ne sélectionne dans la réalité que ce qui sert à l’action. Elle ne laisse passer que l’utile. L’intuition suppose l’inverse : apprendre à voir l’inutile. Porter attention à ce que les cadres ignorent : une nuance, un geste, une ambiance, un détail qui n’a pas de fonction mais qui révèle un mouvement. Là où l’intelligence cherche des structures, l’intuition cherche des continuités. Le réel est dans tout ce qui ne nous sert pas directement.
C’est exactement pour cette raison que les premières versions des grandes innovations paraissent presque toujours inutiles. La V1 de Facebook en est un exemple parfait : une page blanche avec quelques photos d’étudiants, aucune fonctionnalité remarquable, aucun modèle économique, rien qui, du point de vue de l’intelligence pratique, justifiait l’enthousiasme. Les investisseurs n’y voyaient qu’un “annuaire universitaire amélioré”, un jouet sans portée. Et pourtant, sous cette apparente futilité, un mouvement était déjà là : la possibilité de rendre visible la vie sociale, de la condenser en un flux accessible et lisible par tous.
Bergson souligne que l’intuition apparaît d’abord de manière négative. C’est un « non » avant d’être un « oui ». Le premier signe de l’intuition, c’est un trouble : le sentiment que l’analyse passe à côté de l’essentiel, que les catégories habituelles manquent quelque chose. C’est un refus instinctif qui vient sans explication rationnelle. L’intuition commence toujours par un scrupule : c’est le moment où l’esprit cesse de vouloir conclure et accepte de regarder autrement.
L’intuition, c’est quand le tout se manifeste avant les parties.
Pour accéder à cette posture, il faut aussi mettre les affects à distance. Une émotion forte comme l’amour, la colère, la haine ou l’enthousiasme remplit tellement la conscience qu’elle déforme notre perception du réel. L’intuition demande un espace intérieur dégagé : une disponibilité. L’élan vital n’est perceptible que dans un état de calme, d’attention ouverte, où l’on laisse la situation nous parler avant de la recouvrir de nos passions. Les affects sont souvent des moteurs d’action, mais rarement des instruments de perception.
C’est peut-être pour cette raison que Nietzsche affirmait déjà que « toutes les pensées vraiment grandes sont conçues en marchant » (Götzen-Dämmerung, “Maximes et flèches”) : la détente du corps, le rythme régulier du pas, la sortie du cadre quotidien mettent l’esprit dans cet état disponible où l’intuition peut apparaître. La marche libère l’attention des urgences et des affects, elle décolle l’esprit des catégories toutes faites et des automatismes intellectuels. Beaucoup d’artistes, de philosophes et d’entrepreneurs décrivent ce phénomène : les idées surgissent en mouvement, lorsque l’esprit se dégage de la pression de produire une réponse. Jobs marchait pour réfléchir, Bezos aussi, et nombre de fondateurs expliquent que leurs meilleures intuitions émergent lors de longues balades solitaires. La marche crée cette zone de faible tension intérieure, ce “calme tendu” indispensable pour laisser remonter un mouvement encore invisible à la surface de la conscience.
Il faut enfin préciser la relation de l’intuition à la vérité car percevoir intuitivement ne signifie pas que ce que l’on perçoit est “vrai” au sens où l’analyse le serait. L’intuition ne formule pas un verdict, elle indique ce qui pousse. Elle n’est rien de plus qu’un mouvement qui demande à être clarifié.
Vu sous cet angle, il devient clair que la création d’une entreprise possède une dimension artistique profonde. L’entrepreneur ressemble davantage au peintre qu’au gestionnaire. Créer une entreprise, ce n’est pas administrer des ressources : c’est sentir un élan et lui donner une incarnation stable. Il y a donc une différence de nature entre créer une entreprise et la gérer. L’un n’est pas une version miniature de l’autre. Elles sont deux disciplines distinctes : l’une relève de l’intuition, l’autre de l’intelligence.
Mais ces deux gestes, loin de s’opposer, se complètent. Une intuition sans intelligence n’est qu’un voyage psychologique. Il est temps désormais d’examiner cette seconde faculté, de comprendre ce qu’elle apporte et comment elle transforme l’élan en œuvre : c’est le moment de réhabiliter l’intelligence, et de lui restituer son rôle propre : la fabrication.
Bergson ne méprise jamais l’intelligence. Il lui refuse seulement une fonction qui n’est pas la sienne : créer. Là où l’intuition saisit un tout vivant avant ses parties, l’intelligence commence par isoler les parties pour remonter vers un tout qu’elle reconstitue. C’est ce qui permet à Bergson de distinguer la création de la fabrication. Créer, c’est faire surgir une forme nouvelle. Fabriquer, c’est organiser ce qui existe déjà. La création demande un pressentiment ; la fabrication demande des méthodes. Pour faire voler un avion, l’intuition ne suffit pas. Il faut des calculs, des protocoles, des vérifications. C’est le domaine de l’intelligence.
L’histoire de la tech illustre cette complémentarité. Chez Apple, Steve Jobs a porté les intuitions fondatrices mais sans Steve Wozniak, rien n’aurait pris corps. Wozniak maîtrisait la logique interne des machines ; il savait la transformer en produits. Jobs percevait la direction. C’est un schéma qu’on retrouve souvent dans les cas de réussites entrepreneuriales éclatantes: le tandem créateur/fabricant.
L’acte entrepreneurial repose sur cette division. Et les échecs viennent souvent d’une confusion entre les deux. Certains veulent fabriquer sans intuition : ils produisent des variantes du passé. D’autres veulent créer sans intelligence : leurs visions ne prennent jamais forme.
En ce sens, l’entrepreneur, comme l’artiste, est un créateur.
Et si tant d’artistes semblent excentriques, étranges, parfois “hors du monde”, ce n’est pas parce qu’ils chercheraient à se distinguer : c’est parce que la création exige, au moins un temps, de se détacher des cadres trop nets. Créer implique de se laisser approcher par quelque chose d’indéterminé, de ne pas trop vite donner forme, de tolérer un certain désordre intérieur. L’intuition, par nature, est chaotique : elle est un mouvement qui précède les raisons, un élan qui n’a pas encore trouvé ses contours. Elle ne s’exprime correctement que lorsque l’on accepte de ne pas comprendre tout de suite ce qui nous traverse.
Cette part chaotique, Nietzsche l’avait déjà reconnue dans ce qu’il nommait le dionysiaque et les Dionysies, ces fêtes grecques consacrées à Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse, de la transe. Pendant les Dionysies, tout ce qui d’ordinaire maintient l’existence dans des contours stables (les règles sociales, les hiérarchies, les identités) était suspendu. La communauté entière se laissait traverser par une énergie débordante : chants, danses, cris, débordement des émotions. C’était un moment où la forme s’effaçait pour laisser surgir la vie dans ce qu’elle a de plus brut.
Nietzsche voit dans ce rituel collectif la source profonde de la tragédie grecque. La tragédie naît précisément de la fusion entre cette force dionysiaque et le principe apollinien, celui de la mesure, de la forme, de la mise en scène. Le dionysiaque fournit la puissance émotionnelle brute, l’énergie qui déborde, tandis que l’apollinien lui donne une structure via le récit structuré et la forme théâtrale. Sans ce chaos initial, il n’y aurait pas d’art tragique, car la tragédie doit provoquer une catharsis : une purification des émotions par leur intensification et leur traversée. Or cette catharsis n’est possible que si la pièce contient quelque chose du tumulte des Dionysies, ce débordement premier que le spectateur reconnaît, subit et dépasse.
Le dionysiaque est donc une condition de possibilité de la création. C’est la force qui brise les cadres avant que l’œuvre ne les réinstalle autrement. Nietzsche l’utilise pour montrer que toute création vraiment vivante exige une période d’indétermination, une fermentation émotionnelle qui précède la forme.
On retrouve ici un trait que les biographies des “visionnaires” rapportent inlassablement : leur rapport complexe à la normalité. Non pas parce qu’ils seraient irrationnels, mais parce qu’ils se permettent d’aller plus loin que la moyenne dans des zones de pensée ou de vie que les autres évitent. Ils s’autorisent plus que d’autres des tentatives étranges. Leur excentricité n’est souvent qu’une façon de préserver un espace où l’intuition peut se manifester sans être immédiatement écrasée par les conventions et l’utilité. La nouveauté se laisse rarement percevoir dans un esprit trop bien rangé.
Reconnecter avec son intuition, c’est donc accepter cette part de chaos, ce moment où rien n’est encore structuré, où l’on n’a pas d’explication satisfaisante, où quelque chose insiste sans que l’on sache pourquoi. C’est souvent là que naissent les directions vraiment nouvelles. Et c’est précisément ce que Bergson invite à comprendre : la perception du changement n’est pas une affaire de méthode, mais de disponibilité. Elle demande un espace intérieur que l’intelligence utilitaire a tendance à saturer. L’intuition exige du vide.
La leçon est simple, et pourtant difficile à entendre : on ne perçoit jamais la nouveauté en cherchant à la maîtriser. Il faut se laisser approcher par elle. Cela ne veut pas dire céder à toutes les impulsions, mais reconnaître que la partie la plus précieuse de la perception se situe en amont de la compréhension. Les grands entrepreneurs comme les grands artistes ont cette qualité : savoir reconnaître la fécondité du chaos intérieur.
Et si l’on cherche à comprendre pourquoi certains perçoivent le changement avant les autres, c’est peut-être là qu’il faut regarder. Vers cette capacité plus rare : celle de laisser de la place à la vie intérieure avant qu’elle ne devienne concept. À bien y regarder, la “vision” n’est jamais un don. C’est une manière d’être.
C’est pourquoi ce mouvement intérieur a une propriété étonnante que Bergson souligne avec insistance : l’intuition est simple. Infiniment simple. Elle apparaît comme une évidence silencieuse. L’intuition se contente d’un geste nu. La simplicité de l’intuition ne signifie pas qu’elle est facile mais qu’elle touche directement la réalité avant qu’elle ne soit découpée en morceaux.
Accueillir son intuition, c’est donc accueillir la simplicité, ce moment où une idée surgit sans justification. C’est peut-être là l’exercice le plus difficile pour un esprit formé par l’intelligence : accepter que ce qui vaut le plus commence presque toujours par presque rien.
On dit souvent du changement entrepreneurial qu’il est contre-intuitif. Bergson montre au contraire que le changement est intuitif par nature : il est immédiat pour qui sait se tenir dans la durée. Ce qui est contre-intuitif, ce n’est pas la nouveauté ; c’est la manière dont l’intelligence nous apprend à la regarder. Le changement est voilé par nos découpages.
La vraie difficulté n’est donc pas tant de percevoir le changement que d’apprendre à se défaire de tout ce qui l’empêche d’apparaître. L’intuition ne demande ni virtuosité ni génie : elle demande de la place, du calme, un œil libre, et le courage de recevoir des évidences trop simples pour être prises au sérieux. Ceux que l’on appelle visionnaires ne sont pas des diseurs d’avenir : ce sont des hommes et des femmes capables d’accueillir ce presque-rien qui annonce un monde en train de naître.
Bergson nous apprend alors une leçon décisive : l’intuition des visionnaires n’est pas un don rare, mais une manière de laisser le réel venir à nous avant de le forcer à entrer dans des catégories.
À partir de là, la perception du changement cesse d’être une énigme.
Et devient un art.
-Théo


Merci pour ce texte passionnant et exigeant !
L'intuition vient à nous quand tout est vide. L'intelligence rempli en permanence notre cerveau pour tout expliquer et contrôler.
C'est si complexe de garder un peu de chaque, merci pour cet essai passionnant